**Le rôle de plusieurs milliardaires de la Silicon Valley, à commencer par Elon Musk, dans la réélection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis met en lumière l’influence d’un nouveau courant idéologique faisant le pont entre les utopies libertariennes et les valeurs conservatrices.**
Parmi tous ceux qui célèbrent la réélection de l’ancien président Donald Trump, peu ont autant de raisons de se réjouir qu’Elon Musk. Moins d’une semaine après le 5 novembre, sa fortune avait augmenté de 70 milliards de dollars (environ 66 milliards d’euros) soit un retour monstrueux sur un investissement dans la campagne du républicain qui semblait déjà démesuré : 120 millions de dollars, sur quelques mois.
Car la conversion de l’homme le plus riche du monde en militant trumpiste est récente. En 2020, cet ancien démocrate, qui avait l’habitude de vanter les mérites de son entreprise, Tesla, en matière de droits LGBTQ+, et finançait les démocrates comme les républicains (mais s’abstenait pour les campagnes présidentielles), [répondait à la journaliste du New York Times Kara Swisher](https://www.nytimes.com/2020/09/28/opinion/sway-kara-swisher-elon-musk.html?) qui l’interrogeait sur ses idées politiques : « Je suis socialement très libéral. Et sur le plan économique, je suis peut-être à droite du centre, ou au centre. Je ne sais pas. » Il appelait simplement de ses vœux une « personne normale de bon sens », dont « les valeurs tapent pile au milieu du pays ».
Ce Musk-là est devenu méconnaissable. Désormais, jour et nuit, il partage sur le réseau social X (anciennement Twitter, qu’il a racheté en 2022) ses sombres ruminations sur les migrants envahisseurs, les personnes transgenres et le « virus woke » qui menace la civilisation humaine. Avec le zèle d’un converti, il s’est employé à la réélection de Trump, mettant à son service son immense fortune, sa plateforme de communication globale, et son aura d’entrepreneur de génie. Le président élu ne s’y est pas trompé : « Une star est née : Elon !, s’est-il enthousiasmé dans un long panégyrique le lendemain de sa réélection. C’est un super génie, il faut qu’on les protège, nous n’en avons pas tant que ça. »
La mue politique d’Elon Musk est la version tonitruante d’un basculement plus large d’une partie de la Silicon Valley – qui penche traditionnellement vers les démocrates – vers l’extrême droite. Plusieurs magnats de l’industrie ont épousé, à des degrés différents, ce même virage politique.
En 2016, l’élection de Trump avait pourtant été un « choc moral » pour le monde de la tech, rappelle Olivier Alexandre, sociologue au CNRS et auteur de La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023). D’anciens donateurs du Parti démocrate tels que l’investisseur David Sacks, les fondateurs du plus gros fonds d’investissement au monde – qui porte leur nom –, Marc Andreessen et Ben Horowitz, ou encore les jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss – rendus célèbres par le film The Social Network (de David Fincher, 2010) pour n’avoir pas créé Facebook – ont suivi la même trajectoire. Avec d’autres, ils ont rejoint Peter Thiel, fondateur de PayPal et de Palantir Technologies, rendu immensément riche par son investissement dans Facebook. Premier d’entre eux à avoir soutenu Donald Trump, il est au cœur de cette nouvelle galaxie politique en formation.
**Le rêve d’un avenir sans règle**
« Cette “droite tech” est un objet politique à suivre, explique Maya Kandel, historienne associée à l’université Sorbonne-Nouvelle. C’est un nouveau centre de pouvoir politique, très influent, dans un pays où l’argent privé est le nerf de la guerre électorale. » Kamala Harris a certes bénéficié du soutien de riches donateurs du secteur, comme Bill Gates, le cofondateur de Microsoft, ou Laurene Powell Jobs, veuve du cofondateur d’Apple, Steve Jobs, et femme la plus riche de la Silicon Valley. La campagne de la candidate démocrate a d’ailleurs battu tous les records en levant 1,6 milliard de dollars – plus du double de celle en faveur de Trump.
Sur les quelque 70 milliardaires que compte la Silicon Valley, ils ne sont qu’une vingtaine à soutenir le 47e président des Etats-Unis. « Mais ces vingt personnes ont un accès direct à l’espace public médiatique mondial tel qu’ils l’ont eux-mêmes recomposé, souligne Olivier Alexandre. Les Carnegie et les Rockefeller s’impliquaient en politique et possédaient des médias. Mais la concentration des pouvoirs que ces milliardaires de la tech ont entre leurs mains, l’accès aux technologies et leur capacité à mettre en pratique ce en quoi ils croient, tout ça est sans précédent. » Les Carnegie et Rockefeller ne visaient pas la Lune, encore moins Mars, pas plus qu’ils ne voulaient imposer une monnaie ; les petits Américains ne portaient pas de tee-shirts à leur effigie. Ils n’avaient pas la capacité d’empêcher une opération militaire ukrainienne contre les Russes, n’étaient pas impliqués dans une course mondiale à l’armement, ni ne pensaient que la démocratie était un obstacle à l’épanouissement de l’humanité. « Ils sont encore une minorité dans la Silicon Valley, résume Lawrence Rosenthal, du Centre d’études des droites de Berkeley. Mais ce sont des guerriers politiques comme le reste de la Silicon Valley ne l’est pas. »
Longtemps, cette dernière s’est tenue à distance de la politique. Dans les années 1960, l’utopie des pionniers d’Internet était celle d’un monde où tout serait organisé autour de la communication. On rêvait d’un avenir sans règle. Les politiciens étaient perçus comme corrompus, les technologies comme la promesse d’un monde meilleur. On y prêchait un libertarisme – cette doctrine politique qui prône la liberté individuelle maximale et la limitation du rôle de l’Etat – indifférent à ce qui se passait sur la Côte est. Un jour, la technologie rendrait caducs les clivages politiques.
Ce libertarisme fait peu de cas du rôle crucial du gouvernement fédéral dans l’octroi de fonds et dans l’écosystème qui a permis l’explosion du secteur. Mais, « jusqu’aux années 1990 et 2000, il n’y avait pas de débat : la tech était perçue comme une force progressiste qui permettait aux gens de s’informer, d’innover, de créer, en cassant les monopoles et en renversant les régimes autoritaires », rappelle Olivier Alexandre.
C’était avant. Avant que l’émergence d’un nouveau type de start-up comme Uber ou Airbnb ne vienne bouleverser des secteurs dont les responsables politiques ont longtemps considéré qu’il était de leur ressort de réglementer. Avant surtout que les nouvelles technologies ne deviennent synonymes de désinformation, d’atteinte à la vie privée, de risques liés à la cybersécurité ou de fraude en ligne. Que le scandale Cambridge Analytica – du nom de cette entreprise britannique utilisée par Donald Trump durant sa première campagne pour siphonner les données de dizaines de millions d’utilisateurs à leur insu – ne montre leur pouvoir de nuisance.
L’implication politique du secteur de la tech étant alors devenue cruciale s’en est suivie une « demande accrue de l’opinion pour une réglementation gouvernementale de la technologie », retrace Darrell West, chercheur senior au Centre pour l’innovation technologique de l’institut Brookings. Depuis, la pandémie de Covid-19 et ses réglementations insupportables aux yeux des libertariens, la politique antitrust de Joe Biden – qui entendait limiter la toute-puissance des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et possiblement aboutir au démantèlement de Google –, la mise en place de régulations du développement et de l’usage des intelligences artificielles (IA) ont poussé certains entrepreneurs dans le camp adverse.
eeeklesinge on
J’suis d’accord avec le fond du sujet et le fait que Thiel est un personnage à étudier de très près mais je pense que l’article va un peu vite en parlant de mue pour Musk alors qu’il était déjà clairement à envoye des signaux depuis des années. Plus qu’une mue politique, c’est une mue de communication
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**Le rôle de plusieurs milliardaires de la Silicon Valley, à commencer par Elon Musk, dans la réélection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis met en lumière l’influence d’un nouveau courant idéologique faisant le pont entre les utopies libertariennes et les valeurs conservatrices.**
Parmi tous ceux qui célèbrent la réélection de l’ancien président Donald Trump, peu ont autant de raisons de se réjouir qu’Elon Musk. Moins d’une semaine après le 5 novembre, sa fortune avait augmenté de 70 milliards de dollars (environ 66 milliards d’euros) soit un retour monstrueux sur un investissement dans la campagne du républicain qui semblait déjà démesuré : 120 millions de dollars, sur quelques mois.
Car la conversion de l’homme le plus riche du monde en militant trumpiste est récente. En 2020, cet ancien démocrate, qui avait l’habitude de vanter les mérites de son entreprise, Tesla, en matière de droits LGBTQ+, et finançait les démocrates comme les républicains (mais s’abstenait pour les campagnes présidentielles), [répondait à la journaliste du New York Times Kara Swisher](https://www.nytimes.com/2020/09/28/opinion/sway-kara-swisher-elon-musk.html?) qui l’interrogeait sur ses idées politiques : « Je suis socialement très libéral. Et sur le plan économique, je suis peut-être à droite du centre, ou au centre. Je ne sais pas. » Il appelait simplement de ses vœux une « personne normale de bon sens », dont « les valeurs tapent pile au milieu du pays ».
Ce Musk-là est devenu méconnaissable. Désormais, jour et nuit, il partage sur le réseau social X (anciennement Twitter, qu’il a racheté en 2022) ses sombres ruminations sur les migrants envahisseurs, les personnes transgenres et le « virus woke » qui menace la civilisation humaine. Avec le zèle d’un converti, il s’est employé à la réélection de Trump, mettant à son service son immense fortune, sa plateforme de communication globale, et son aura d’entrepreneur de génie. Le président élu ne s’y est pas trompé : « Une star est née : Elon !, s’est-il enthousiasmé dans un long panégyrique le lendemain de sa réélection. C’est un super génie, il faut qu’on les protège, nous n’en avons pas tant que ça. »
La mue politique d’Elon Musk est la version tonitruante d’un basculement plus large d’une partie de la Silicon Valley – qui penche traditionnellement vers les démocrates – vers l’extrême droite. Plusieurs magnats de l’industrie ont épousé, à des degrés différents, ce même virage politique.
En 2016, l’élection de Trump avait pourtant été un « choc moral » pour le monde de la tech, rappelle Olivier Alexandre, sociologue au CNRS et auteur de La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023). D’anciens donateurs du Parti démocrate tels que l’investisseur David Sacks, les fondateurs du plus gros fonds d’investissement au monde – qui porte leur nom –, Marc Andreessen et Ben Horowitz, ou encore les jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss – rendus célèbres par le film The Social Network (de David Fincher, 2010) pour n’avoir pas créé Facebook – ont suivi la même trajectoire. Avec d’autres, ils ont rejoint Peter Thiel, fondateur de PayPal et de Palantir Technologies, rendu immensément riche par son investissement dans Facebook. Premier d’entre eux à avoir soutenu Donald Trump, il est au cœur de cette nouvelle galaxie politique en formation.
**Le rêve d’un avenir sans règle**
« Cette “droite tech” est un objet politique à suivre, explique Maya Kandel, historienne associée à l’université Sorbonne-Nouvelle. C’est un nouveau centre de pouvoir politique, très influent, dans un pays où l’argent privé est le nerf de la guerre électorale. » Kamala Harris a certes bénéficié du soutien de riches donateurs du secteur, comme Bill Gates, le cofondateur de Microsoft, ou Laurene Powell Jobs, veuve du cofondateur d’Apple, Steve Jobs, et femme la plus riche de la Silicon Valley. La campagne de la candidate démocrate a d’ailleurs battu tous les records en levant 1,6 milliard de dollars – plus du double de celle en faveur de Trump.
Sur les quelque 70 milliardaires que compte la Silicon Valley, ils ne sont qu’une vingtaine à soutenir le 47e président des Etats-Unis. « Mais ces vingt personnes ont un accès direct à l’espace public médiatique mondial tel qu’ils l’ont eux-mêmes recomposé, souligne Olivier Alexandre. Les Carnegie et les Rockefeller s’impliquaient en politique et possédaient des médias. Mais la concentration des pouvoirs que ces milliardaires de la tech ont entre leurs mains, l’accès aux technologies et leur capacité à mettre en pratique ce en quoi ils croient, tout ça est sans précédent. » Les Carnegie et Rockefeller ne visaient pas la Lune, encore moins Mars, pas plus qu’ils ne voulaient imposer une monnaie ; les petits Américains ne portaient pas de tee-shirts à leur effigie. Ils n’avaient pas la capacité d’empêcher une opération militaire ukrainienne contre les Russes, n’étaient pas impliqués dans une course mondiale à l’armement, ni ne pensaient que la démocratie était un obstacle à l’épanouissement de l’humanité. « Ils sont encore une minorité dans la Silicon Valley, résume Lawrence Rosenthal, du Centre d’études des droites de Berkeley. Mais ce sont des guerriers politiques comme le reste de la Silicon Valley ne l’est pas. »
Longtemps, cette dernière s’est tenue à distance de la politique. Dans les années 1960, l’utopie des pionniers d’Internet était celle d’un monde où tout serait organisé autour de la communication. On rêvait d’un avenir sans règle. Les politiciens étaient perçus comme corrompus, les technologies comme la promesse d’un monde meilleur. On y prêchait un libertarisme – cette doctrine politique qui prône la liberté individuelle maximale et la limitation du rôle de l’Etat – indifférent à ce qui se passait sur la Côte est. Un jour, la technologie rendrait caducs les clivages politiques.
Ce libertarisme fait peu de cas du rôle crucial du gouvernement fédéral dans l’octroi de fonds et dans l’écosystème qui a permis l’explosion du secteur. Mais, « jusqu’aux années 1990 et 2000, il n’y avait pas de débat : la tech était perçue comme une force progressiste qui permettait aux gens de s’informer, d’innover, de créer, en cassant les monopoles et en renversant les régimes autoritaires », rappelle Olivier Alexandre.
C’était avant. Avant que l’émergence d’un nouveau type de start-up comme Uber ou Airbnb ne vienne bouleverser des secteurs dont les responsables politiques ont longtemps considéré qu’il était de leur ressort de réglementer. Avant surtout que les nouvelles technologies ne deviennent synonymes de désinformation, d’atteinte à la vie privée, de risques liés à la cybersécurité ou de fraude en ligne. Que le scandale Cambridge Analytica – du nom de cette entreprise britannique utilisée par Donald Trump durant sa première campagne pour siphonner les données de dizaines de millions d’utilisateurs à leur insu – ne montre leur pouvoir de nuisance.
L’implication politique du secteur de la tech étant alors devenue cruciale s’en est suivie une « demande accrue de l’opinion pour une réglementation gouvernementale de la technologie », retrace Darrell West, chercheur senior au Centre pour l’innovation technologique de l’institut Brookings. Depuis, la pandémie de Covid-19 et ses réglementations insupportables aux yeux des libertariens, la politique antitrust de Joe Biden – qui entendait limiter la toute-puissance des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et possiblement aboutir au démantèlement de Google –, la mise en place de régulations du développement et de l’usage des intelligences artificielles (IA) ont poussé certains entrepreneurs dans le camp adverse.
J’suis d’accord avec le fond du sujet et le fait que Thiel est un personnage à étudier de très près mais je pense que l’article va un peu vite en parlant de mue pour Musk alors qu’il était déjà clairement à envoye des signaux depuis des années. Plus qu’une mue politique, c’est une mue de communication